Dans le roman « Deux kilos deux », Gil Bartholeyns décrit le cauchemar des poulets de chair. Sans faire la morale, il se contente de raconter – et c’est déjà formidable – la justesse plutôt que la justice. GAIA l’a rencontré.
Au début, tout ressemble à un paysage américain, avec une tempête de neige qui s’abat et ces prénoms anglo-saxons : Molly et Sully. La première est serveuse au Pappy’s, le second est inspecteur vétérinaire. Il arrive sur les lieux pour contrôler une exploitation avicole par suite de plaintes contre Voegele SA, qui possède 150.000 poulets, 30.000 par hangar. Nous ne sommes pas aux États-Unis, mais dans les Hautes Fagnes, aux confins de la Belgique. Et s’il s’agit bien d’un roman, « Deux kilos deux » est un des rares à questionner la condition animale avec autant de réalisme et d’acuité.
Pourquoi ce titre ?
Gil Bartholeyns : D’abord, c’est un chiffre. C’est une quantité, et c’est bien de cette façon que le monde productiviste procède, par chiffres, normes et procédures. Sauf qu’ici, il s’agit d’êtres vivants qui sont étalonnés à la quantité. Deux kilos deux, c’est le poids d’abattage d’un poulet… Au-delà, l’état de la volaille devient lamentable et finit en filets.
Votre livre commence à la manière d’un western américain, sauf qu’on est bien en Belgique, dans les Hautes Fagnes. Le climat est tendu et… évolue assez vite vers la condition animale. Pourquoi avoir voulu refléter et questionner la condition animale à travers un roman ?
Gil Bartholeyns : C’est un jeune vétérinaire qui va dans les Hautes Fagnes. Il y a une tempête de neige qui le surprend. Il est là pour mener un contrôle dans une exploitation avicole. J’ai choisi les poulets simplement parce que quand vous avez un océan de volaille, un océan d’animaux, c’est très difficile d’avoir une relation intime ou individuelle. Ce ne sont plus des individus, ce ne sont plus des personnes, ce sont déjà des objets… Or il s’agit bien d’êtres vivants. D’êtres sensibles.
D’habitude, les romanciers ont tendance à personnifier les animaux comme dans « Moby Dick » ou « Croc blanc ». Ici, vous avez voulu décrire la réalité avec une précision extrême. Avez-vous enquêté sur les élevages de poulets ?
Gil Bartholeyns : Je n’ai pas choisi le sujet, c’est vraiment le sujet qui m’a choisi. Initialement, j’avais une intrigue, une atmosphère : un jeune gars qui arrive et qui dérange tout le monde, qui est un peu le caillou dans la chaussure. Je ne voulais pas écrire hors sol, donc j’ai contacté les services liés au ministère du bien-être animal. J’ai été amené à rencontrer des représentants des fédérations des agriculteurs et puis, je suis allé chez des éleveurs de manière tout à fait directe. Ils m’ont accueilli, ils m’ont expliqué « leur vie », leur mode d’existence qu’ils partagent avec les animaux… Et c’est précisément ce moment de partage, plutôt que la fin de la vie des animaux, qui m’intéressait. Puisque c’est à ce moment-là que l’on voit que le destin de souffrance et de détresse est véritablement partagé.
Que découvre Sully, l’inspecteur vétérinaire de votre livre, sur les lieux ?
Gil Bartholeyns : Il ne découvre pas du tout ce à quoi s’attend le lecteur. Le lecteur s’attend à découvrir une situation lamentable dans un élevage… Or là, il est confronté à un élevage « parfait » qui suit exactement les normes du bien-être animal. Mais ce qu’on voit, ce qu’on entend, ce qu’on ressent est en contradiction avec l’idée d’une loi sur le bien-être. Ces animaux ne sont pas heureux, ils n’expriment pas leur nature. Ils sont en confinement total. Et ça, c’est un premier paradoxe qui moi-même m’avait surpris quand j’ai lu les lois et les règles qui sont intitulées « Pour le bien-être des animaux dans les élevages de poulets ». Le deuxième paradoxe, c’est que normalement les principes qui président à toutes ces lois et normes à l’échelle européenne, nationale ou locale, consistent à dire que les animaux doivent pouvoir, dans ces espaces-là, exprimer leur nature. Or il est évident que ce n’est pas du tout le cas. Il y a donc un enchaînement de contradictions et de paradoxes internes à la loi.
Au siècle passé, André Malraux – écrivain engagé et ministre d'Etat français – a écrit « La condition humaine ». En abordant frontalement la condition animale, « Deux kilos deux » lui fait-il échos ?
Gil Bartholeyns : Si le XXe siècle c’est « la condition humaine », je pense qu’aujourd’hui la question animale – depuis les éleveurs jusqu’à la normativité –, c’est « la grande affaire du siècle ». Je pense que la crise écologique, c’est une crise morale. Et si vous prenez un peu de recul, vous vous rendez compte que c’est le carré révolutionnaire de ces trois derniers siècles : la race, la classe, le genre et maintenant l’espèce. Ce sont les quatre coins d’un monde qui, s’il est réalisé, serait moins brutal et méprisant. Évidemment, je viens m’insérer de manière globale non seulement sur les rapports entre les hommes et les animaux mais, plus largement, des vivants entre eux.
Avez-vous voulu faire acte de militantisme à travers ce roman ?
Gil Bartholeyns : Le livre est engagé. De toute manière, il s’inscrit dans un souhait de bousculer… mais sur le plan personnel, je ne suis pas activiste ou militant. Simplement parce que j’ai eu un regard ethnographique quand j’ai travaillé sur le terrain. Dans le roman, j’essaie de prendre en considération tous les points de vue. Cela me semble très important pour comprendre un système et ce qu’est un système d’exploitation. Ou simplement ce qu’est la condition animale.
Une des forces de votre livre, c’est votre sens du détail. Cet élevage, c’est 150.000 poulets ; 30.000 poulets par hangar. Avez-vous été amené à visiter ce type d’élevage avant d’en faire la description ?
Gil Bartholeyns : Oui, je suis allé chez les éleveurs qui m’ont présenté leur travail en poulet « conventionnel », en poulet « standard », mais aussi en « bio ». Si vous n’allez pas dans chaque maillon de la filière – de l’élevage à l’abattage –, vous ne pouvez pas décrire quelque chose que vous ne comprenez pas. Mais, par ailleurs, dès que je suis allé sur le terrain, j’ai véritablement été sidéré. Quand vous êtes sur le terrain, vous êtes obligé d’avoir un regard juste et de rendre justice. Je n’aime pas ce mot « justice », mais vous devez écrire à parts égales.
Dans le livre, le patron de l’exploitation lui-même, n’a qu’une obsession : se battre contre les lois et les normes qui font de lui un pollueur et respecter le taux légal de 3,4% de poulets morts par cheptel. À cette aune-là, il est « bon »…
Gil Bartholeyns : La complexité de ce livre, ce n’est pas seulement un fait de ma part. Les gens qui se trouvent dans ce milieu-là – les éleveurs en particulier – sont pris dans une complexité et une technicité permanente. C’est véritablement l’univers mental dans lequel ils évoluent. On a le nez dans le guidon et un certain nombre d’aspirations, de valeurs, de libre arbitre ou de raisonnements sont complètement évacués. Pour moi, c’est ça un système d’exploitation. C’est précisément l’impossibilité de changer sa condition parce qu’on est en permanence dans une précarité de temps, d’espace, on n’a pas de marge de manœuvre… Personne ne m’a parlé d’impuissance ou de souffrance animale. Quand je discutais avec les éleveurs de leur métier, ce qui ressortait tout le temps c’étaient des chiffres, des montants… Si je ne reproduisais pas ça dans le livre, je ratais complètement ce que veut dire un « système d’exploitation ». Ce livre, ce n’est donc pas une composition érudite de ma part, c’est une restitution intime de leur intériorité.
Deux kilos deux, par Gil Bartholeyns, éd. J.-C. LATTÈS, 300 p., 2019 ISBN : 270966335X